samedi 17 novembre 2007

VANITE DES VANITES


Je me suis décidé ainsi. Les mots sont vains mais je les dis. Ils viennent du silence. Je suis celui qui a écrit. Je suis aussi celui qui lit. Je suis maintenant avec toutes mes histoires. Ici je suis autrement, je suis cette histoire. Je suis. Rien en dehors de moi. Tout vient de moi et se révèle dans mon récit. J’en suis tous les êtres.

L’homme descendait le village. Il avait les signes du consacré. Mais les signes s’ajoutaient habituellement à de riches ornements ainsi qu’à un disciple ou deux qui le servaient et l’accompagnaient. N’eussent été les signes, on l’aurait confondu avec l’un de ces miséreux errant de village en village offrant le travail de leurs bras en échange d’un repas et d’un gîte. Il fit le tour du village égrenant un chapelet. Il se hissa sur le rocher qui bordait la voie principale. Il entonna un chant aux dieux :

Ouvrez vos oreilles

Ouvrez vos heures

Les regards éternels

N’ont pas soif de vos labeurs

Mais de vos prières…

Son chant était limpide et cristallin. Les mères laissaient leurs filles s’approcher. Qu’y avait-il à craindre d’un consacré ? Beauté et sainteté, tel était son chant. Quand plusieurs familles l’entourèrent, il les entraîna dans un chant de louange connu de tous. Il acheva la prière en les bénissant. Certains voulaient l’inviter chez eux, il déclina leur offre. D’autres l’empressaient de recevoir leurs offrandes, il les repoussait, « donnez aux miséreux », disait-il. Il se retira du village en les bénissant encore. Eux venaient de voir un saint homme comme ils n’en avaient pas vu ou entendu parler depuis longtemps. Les consacrés ont de belles robes, ils ne repoussent jamais l’argent qu’on leur tend. Leurs prières ont un coût, même si pour les morts cela coûte moins que pour les malades.

Il revint. Il chanta. On s’assembla. Il se mit à parler : « Hier, vous avez entendu mon chant. Hier, j’étais un chanteur itinérant. Mon talent me vaudrait bientôt d’être adulé à la cour, célébré de tous. J’étais aux bras des plus belles femmes, couvert d’étoffes précieuses et de bijoux étincelants. Voilà pour hier. Aujourd’hui, je me suis vu au soir de ma mort, seul et oublié. Je me suis souvenu des dieux mais j’avais même oublié les prières. Où irait mon âme inconnue des dieux ? Aujourd’hui, je fais pénitence. Je me souviens des dieux. Je ne chante plus la femme et l’or. Je chante la crainte des dieux. » Et il chanta la complainte des morts demandant leur route aux dieux. Le chant était lent mais il entrait dans les cœurs et des femmes laissèrent une larme couler. D’autres, des hommes dans la force de l’âge surtout ne voyaient pas l’intérêt de ces histoires et ils se disaient en eux-mêmes : « Les dieux ont nos pleurs pour nos morts et nos douleurs, ils ont eu des prières, pourquoi faudrait-il se faire misérable pour eux ? »

Le consacré les bénit. Il appela sur l’assemblée et lui-même la miséricorde des dieux : « …Quel cœur est pur devant les dieux ? Qu’on prenne les vêtements de deuil pour nos âmes afin qu’elles trouvent au soir de la vie le juste chemin ! » Un homme se mit à rire. Il était à un jet de pierre de la foule et dans le silence son rire avait fait irruption. Tous les villageois se tournèrent vers lui. Même ceux qui s’étaient dit en eux-mêmes que le saint homme ne parlait pas pour eux le regardaient. Le saint parla plus durement et s’adressant à l’homme, il s’adressa à tous : « Hier, j’ai eu une famille, une femme et des enfants, j’ai été accaparé par les soucis, écrasé par le labeur et à l’heure du repos je me suis diverti comme un autre. J’ai donné toute ma vie à poursuivre du vent. Ma femme s’est défraîchie et une maladie l’a mise en terre, des enfants sont partis, d’autres ont été pris de fièvre, j’ai tout perdu. Hier j’ai bu, j’ai ri parce qu’après les soucis et le labeur, j’en avais le droit mais j’ai tout perdu. J’ai oublié les noms de dieux et ils ont oublié mon nom. Aujourd’hui, je sers les dieux, je suis tout au service des dieux, je n’ai plus rien à perdre, tout est aux dieux. Quel vaniteux pourra déranger ma paix ? »

L’homme qui avait ri se retira. Il salua les uns et les autres de loin, fît le geste de paix et se retira. Le saint homme ne regardait que lui, serrant son chapelet. Un jeune homme s’était hissé à ses pieds et le tira de sa prière : « je veux donner mon âme aux dieux, recevez-moi pour disciple ! » Le saint homme se tourna vers les villageois : « Où sont son père et sa mère ? Qu’ils se réjouissent devant tous, le salut est entré dans leur maison ! Où sont ses frères et sœurs ? Qu’ils se réjouissent, leurs âmes sont sous la protection de leur frère ! Et vous tous réjouissez-vous ! Aujourd’hui ce village a reçu le salut. Tout est venu à la lumière. L’âme noire a ri mais voici qu’elle s’est dévoilée, voici qu’elle a suscité une âme de lumière en témoignage contre elle. Ce village a chassé son âme de noirceur, elle allait attirer le malheur et attiser les haines mais la lumière est venue et la mauvaise âme a été chassée. »

Le consacré les bénit et quitta le village avec son disciple. Ils chantaient la gloire de dieux. Aujourd’hui, dans leur village, ils avaient vu les dieux à l’œuvre. L’éternel combat qu’ils menaient avec les démons avait eu lieu ici au milieu d’eux. Personne ne doit rire de ce qui est saint, le saint homme oublie trop qu’il faut des familles pour que les dieux aient des serviteurs et il faut bien des femmes et de l’or, mais quelle impudence de rire de la sainteté ! On ne rit pas de ces choses. Qui rit de la sainteté méprise au fond les familles et ne respecte pas les propriétés ! Un murmure monta dans la foule, le saint homme avait appelé à chasser l'âme noire du village sinon le malheur viendrait. On se dirigea vers la maison de celui qui avait ri. Il n’était plus là. Lui et sa famille étaient partis. Sa maison était vide. Le murmure s’amplifia. On brûla la cabane, on répandît du sel. Le démon était venu s’installer dans le village. Il en avait corrompu une femme : quels monstres avaient-ils engendrés ? Le saint homme l’avait reconnu et l’avait chassé. On voulait rendre grâce au saint homme, mais on ne le revit plus, lui et son disciple. Le village de ce jour-là reçut sa légende.

Le disciple et le consacré marchaient sur le chemin. Bientôt ils dépassèrent un chariot arrêté sur le bas côté. L’homme qui avait ri était là assis au pied d’un feu. Il tenait la main de sa femme. Alentour, deux enfants s’amusaient. Autour du feu, il y avait aussi une vieille femme. Elle était emmitouflée dans une couverture, elle racontait une histoire, semblait-il ; elle toussotait parfois. Le couple l’écoutait en souriant.

Le consacré ne sembla pas les voir et hâta un peu le pas. Tout en marchant, il instruisit son disciple : « Tu les as vus heureux malgré la parole des dieux. Tu as pensé qu’il y avait là du bonheur. Tu as pensé à la chaleur d’une femme. Tu as pensé aux rires des enfants. Ils n’ont pas entendu les dieux. Demain cet homme qui rit pleurera. La vieille femme mourra demain. » Le disciple fût saisi de craintes, le saint homme avait lu ses doutes dans son cœur. A part le service des dieux, tout était vaine poursuite de vent.

Le lendemain, ils virent de loin cette famille entourant le feu crématoire. Les flammes et le vent emportaient ce corps vivant hier encore. Tous pleuraient. Sur la joue de l’homme qui avait ri coulait une larme. Etait-ce sa mère ? Il n’aurait pas dû défier les dieux en offensant le saint homme. Le disciple entendit dans le vent la voix de cet homme à sa femme : « C’est ainsi. Nous ne sommes que le temps d’un passage. Enivrons-nous un peu pour l’Adieu et que ce qu’elle nous disait vive dans nos cœurs. » Le disciple entendit l’acceptation. Le consacré vit le doute et instruisit : « Ils fuient, ils se divertissent, ils se raidissent devant le seul moment où ils pourraient rencontrer les dieux. Prions afin qu’ils puissent être éveillés ! » Le disciple se donna de tout son cœur au chant de son maître et à l’immortalité des dieux. Car eux ne passent pas.

Il y avait des collines ondoyantes. Des arbres drus les paraient, leurs robes de fleurs colorées bougeaient aux vents. Des ruisseaux murmuraient. Les cris des oiseaux s’entrelaçaient dans une mélodie légère. Tout parlait. Le disciple et le consacré allaient, égrenant leurs chapelets, dans l’unique pensée de leurs divines mélopées.

Une pluie fine chatouillait les feuilles. Au détour du chemin, ils virent une hutte encore en construction. L’homme qui avait ri et pleuré réconfortait son enfant chagriné. L’instant d’après ils se mirent à rire tous les deux. Le consacré et le disciple prenaient le chemin de traverse quand la femme fut là devant eux. Non qu’elle était belle mais elle était simplement gracieuse. Elle baissa la tête. Elle les salua selon le rite. Le disciple était troublé. Elle alla vers la cabane. Le consacré frappa le crâne du disciple : « voilà ce qu’il y a sous cette belle peau, le sens-tu ? »

Un des enfants s’en vint derrière eux en courant. Ils avançaient sans se retourner. L’enfant les dépassa et haletant les invita : « Père dit qu’il est temps. Venez partager. » Le disciple entendit son maître répondre qu’ils venaient. L’enfant les précédait. Il allait et venait en zigzaguant devant eux.

La femme se tenait en retrait. L’homme tendit un bol à chacun d’eux. Le consacré bénit la nourriture. L’homme, la femme et les enfants répondirent selon le rite. Ils mangèrent en silence. Les enfants voulaient jouer avec le disciple mais celui-ci était curieux de la confrontation entre le consacré et l’homme.

Le consacré posa la question tant retardée : « Pourquoi as-tu ri en entendant mon discours ? »

« Ton discours n’était pas plus risible qu’un autre mais en voyant la tête de ceux qui l’écoutaient, c’était risible. »

« Comment ? », demanda le consacré.

« Tous laissaient passer le chant de tes histoires pour se reposer un peu. », dit l’homme.

« Qui es-tu, impie, pour juger ? », assena le consacré.

« Je rends hommage aux dieux parfois, je sens et ne juge pas. », reprit l’homme.

Le consacré demanda : « Et comment une parole divine peut-elle assoupir l’âme ? »

Le consacré sûr de sa doctrine se tourna vers son disciple. Celui-ci admit que rien n’échappait au divin, mais que le divin nous avait donné la liberté de l’oublier.

« Pourquoi toujours enfermer le sens des mots et des histoires ? Vivre dans le souvenir d’une histoire même divine, n’est-ce pas oublier de la vivre ? Le don précieux des dieux n’est-il pas ce silence au cœur de nos vies, source intarissable de pensées et d’histoires ? », interrogea l’homme.

Le consacré fut courroucé : « Tu es impie ! Tu ne respectes pas les paroles de la tradition. »

L’homme récita doucement : « Le rêve est divin, l’éveil est divin ; le maître dans son sommeil rêvera des paroles divines afin d’éveiller ; le disciple s’éveillera à l’histoire divine où il rêva les paroles de son maître, dit le sage. »

Le consacré s’adressa au disciple : « viens ! Ne profitons pas d’une générosité dont on ne sait pas le nom ! »

Le disciple n’avait pas bien compris ce dialogue par énigmes. Il se leva. Il sentait que l’homme avait plus de maîtrise que son maître. Tout tourbillonnait en lui. Il voyait les enfants lui demander pourquoi il adorait les dieux sur un arbre mort, pourquoi il n’avait pas vu les collines, pourquoi il ne savait pas écouter les oiseaux et d’autres questions… Eux ils étaient gais mais lui, il souffrait, il avait des vertiges. Il était immobilisé à terre. Leur grand-mère se penchait sur lui voulant lui dire quelque chose ; la terreur de voir la morte le rendait sourd. Il se réveilla, son maître penché sur lui. Il s’était évanoui. Son maître lui montra la couche qu’il avait préparée. Il s’endormit. Le consacré priait les dieux de le protéger.

De nouveau, il rêva, il put entendre cette fois la grand-mère : « Je suis cette histoire. Je suis tous les êtres de cette histoire. Aucun ne se connaît comme moi-même car je m’oublie toujours un peu moi-même en chacun d’eux. J’aime bien l’oubli de moi-même. Dans ce que je suis ici, il y a mes oublis dans les plaisirs, et plus encore dans les diatribes contre les plaisirs. J’aime de temps à autre m’oublier en priant ces dieux de néant que je suis : je me raconte. J’aime aussi à perdre ma pérennité dans les mortels que je suis. C’est toujours un de mes protagonistes qui meurt. Ainsi je meurs et je ne meurs pas. Je meurs avec la mémoire de l’un et je nourris dans la mémoire de l’autre une autre forme de moi-même. J’ai toutes les trames, toutes les aberrations, toutes les fins et toutes les chutes. J’existe et je n’existe pas. Sortie de mon silence, je ne suis que vanités mais qu’est-ce qu’un silence sans histoire ? … »

Il se réveilla, il était temps de finir. Il aimait ces riens que racontait son histoire. Son cœur se porta vers ceux de son village, vers son maître. Pour le moment il serait l’homme qui rit, qui pleure et qui souffre. Il était devenu lecteur de lui-même et de ses vanités.

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