samedi 24 novembre 2007

DIVINES TRACES.


J'avais tout quitté pour suivre Jésus-Christ. De pérégrinations en pérégrinations, j'avais atteint une région où de nombreux villages gisaient à l'abandon. J'en choisis un et m'y installai grâce au soutien d'un vieux prêtre qui habitait à 5 ou 6 km et qui devint rapidement mon ami et mon conseiller spirituel.

Je vivais entre quelques amis, mon travail manuel, l'écriture et le difficile combat de la prière.

Dieu, s'il existe, lança alors un météore dans mes eaux opaques. Un matin, je relevai d'un fossé une jeune femme juste un peu plus jeune que moi sans doute, tombée là, sans connaissance, épuisée, affamée. Je l'aidai à marcher jusque chez moi. Là, je l'allongeai sur mon lit. Je lui apportais à manger. Je pris garde à ne rien lui demander pour éviter de la brusquer. Sa faiblesse me dictait la douceur. Relevant la tête, elle me dit son prénom et s'enquît du mien : « Moi, c'est Sylvia, et toi ? ».

Je lui répondit doucement: « Jérôme... ». Elle mangea de nouveau. Avidement. Sur le seuil de la chambre, je l'invitai à dormir. Elle ne se réveilla que le lendemain matin. J'eus moi aussi un sommeil profond et serein cette nuit-là.

Mon vieil ami m'avait pourtant mis en garde contre ce type de situation quand on veut vivre un célibat. Comment ne pas exclure la possibilité de s'éprendre de celle avec on se retrouve seul à seul ? Surtout lorsqu’on n’a pas acquis une certaine maîtrise de soi.

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Elle était partie depuis trois jours, me laissant son adresse. Le désir m'avait travaillé de toute part. J'étais comme terrassé. Heureux qu'elle parte en un sens afin d'éviter tout geste impulsif que plus tard je regretterais. En mˆme temps malheureux de n'avoir pu trouver la force de lui confier mon désir. Mais pouvait-elle accepter un tel désir alors que sa faiblesse, sa blessure intérieure exigeaient un amour désintéressé, sans arrière-pensée.

Elle était partie. Je la désirais follement. Qui me donnait la force de prier, déchiré que j'étais, jamais je n'avais désiré une femme à ce point...

" Mon Dieu, mon Dieu, disais-je alors, viens à mon aide, à mon secours, dis-moi quelle est ta volonté, dois-je lui dire mon amour ? Dois-je lutter contre mon désir ? ".

C'était un chassé croisé intérieur entre la prière et les comportements aberrants du désir... Je priais et ne pouvais pas ne pas porter mon regard et même chercher les traces de son passage. Son odeur, surtout son odeur. J'adorais littéralement son odeur. Dans mon lit que je retrouvais, je couchais dans les draps où elle avait dormi, et subsistait son odeur... Il y avait surtout un T-shirt, un vulgaire T-shirt marron clair qu'elle avait oublié... Il portait son odeur encore plus intensément. Je le humais. J'avalais cette odeur. Forte, douce, un peu sinueuse mais ample et combien douce.

Elle avait laissé un paquet de chewing-gum à peine entamé. J'ai les ai consommé un à un avec délectation et souffrance. Ruminant ces plaques vertes et sucrées au fort goût de menthe au début comme le désir lui-même me ruminait. Je mâchais lentement, goûtant leur fraîcheur, cherchant cette fraîcheur qu'ils auraient eu dans sa bouche. J'ai beaucoup différé leur consommation. J'étais parcimonieux. Je ne cédais que lorsque la blessure du désir ne devenait trop intense se condensant en un sentiment d'annihilation, d'arrachement... Ruminer ces chewing-gums, c'était revoir l'objet de mon désir non plus ne subir que sa seule intensité. Au d‚but, j'eus beaucoup de difficultés à pleurer. J'ai épousé le cri des psaumes, le cri du serviteur, la bouche guettée par la montée des eaux boueuses, menacé par la fosse d'où on ne revient pas, où l'âme, la vie se dissipe en se répandant hors du corps us‚ et meurtri, mort... C'est en prière que les pleurs ont abondé, roulant sur mes joues.

Elle m'avait laissé une adresse. J'ai écrit. Je lui ai dit simplement mon désir. J'ai essayé de lui dire la place de ce désir dans ma quête spirituelle.

Les jours se passaient. Pas de réponse. De temps à autre, je trouvai un de ses cheveux roux. Je l'étirais lentement entre mes doigts, et sa finesse me menait dans un abîme de circonspection : mon désir tenait à un cheveux. Je trouvai encore une bouteille de shampoing pour ainsi dire vide dans un tiroir de la salle d'eau. Cette bouteille vide témoignait contre moi: pourquoi cherchais-je des traces d'elle, alors qu'elle seule importait ? N'étais-je pas en pleine perversion sexuelle ? Je décidai de lui envoyer son T-shirt accompagné d'une seconde lettre. Je me débarrassais de la bouteille, j'achevai à la hâte le paquet de chewing-gum...

Je me confiai à mon ami, mon conseiller spirituel. J'avais contre toute prudence accueilli une femme chez moi et m'en étais épris. Je lui comptais ma démarche épistolaire. Quant à mes choix de vie, il ne me prescrit rien. Il me posa des questions. M'obligeant à explorer le non-dit, le non encore exposé au jour. Grâce à ces entretiens, j'arrivai à quelques conclusions. Après tout, s'éprendre d'une femme pour la première fois dans sa vie était signe d'une certaine maturation affective. Mon désir s'était malgré tout relativement humanisé : je liai bien en partie sexualité et communication, mes infractions à la continence ne traduisaient pas une dérive perverse. Dans l'immédiat, je n'avais pas de décision à prendre. Etant donné mon geste, je devais attendre la réaction de Sylvia. Mais ce qui importait par dessus tout était le projet de Dieu pour elle d'une part et pour moi de l'autre. Je ne devais pas chercher à la rejoindre, l'obliger. Il me fallait aussi rejeter toute idée de séduction, refuser d'emprunter un rôle pour la conquérir. A la séduction, je devais préférer la transparence quant à mes opacités, dussé-je la perdre. Seule une femme qui m'aimerait tel que je suis, méritait d'être aimée.

Le désir persistait. Douloureux. Non pas une souffrance destructrice, une souffrance qui ronge mais une souffrance qui met à nu. Un douloureux dénuement.

Chaque jour, je guettais un signe d'elle. J'attendais sa lettre. Je parcourais chaque fin de matin‚e les 200 mètres qui me s‚paraient de la boîte aux lettres. Je m'efforçais de marcher lentement. Sur le chemin, il y avait les traces de mes pas de la veille ainsi que celles de ma bicyclette. Et ces traces éveillaient en moi l'espérance de voir celles laissées par la voiture du facteur. Traces qui annonceraient du courrier avant même que je n'ouvre ma boîte aux lettres. Combien de fois, à mes traces ont fait place celle du facteur, du courrier dans la boîte sans que pourtant j'y trouve cette lettre, la lettre de Sylvia. En vain il m'est arrivé de déchirer des enveloppes espérant trouver sa lettre derrière une adresse non rédigée de sa main. J'allai oublier cette empreinte de son passage : son adresse rédigée de sa main sur la couverture d'un de mes nombreux carnets. Ecriture, trace de son âme dont je connaissais les lettres fragiles, blessées sachant à peine où se poser mais secrètement habitées de vie, décidées. Adresse qui faisait écho au contenu de mes carnets, où j'avais tenu un journal de la montée de mon désir, et surtout de ses gestes, de ses paroles... Adresse qui faisait écho à Sylvia même. Je répétais Sylvia, détachant chaque lettre dans ma bouche comme si elle aurait à répondre à l'appel de son prénom.

Un matin, je trouvai dans mon courrier une enveloppe avec son écriture et mon adresse. La lettre. Sa lettre. Je la portai chez moi, fébrile, les mains moites. Là seulement je l'ouvrai sans plus réfléchir.

« Jérôme,

Excuse-moi d'avoir tant tardé à te répondre. J'étais bouleversée, ne savais comment te dire ce que j'éprouvais, quels mots employer... Je t'ai beaucoup dit à propos de mon mal de vivre, de mes difficultés pour trouver des racines, un sol... Je ne t'ai pas parlé de cet amour malheureux... De cette main que j'ai tendu et qui n'a rencontré que du vide... Tu es mon ami, j'espère que tu le resteras. Mais comprends-moi, mon coeur est tout entier à cette étoile morte, il est prisonnier de sa nuit. Je ne peux te laisser de fausses espérances. Grâce à toi, j'ai su que je guérirai, mais cette guérison demandera du temps. Beaucoup de temps. Je ne peux te laisser espérer ce qui n'adviendra pas.

Tu es mon ami. Je t'aime comme un frère.

Sylvia. »

Ayant lu puis relu la lettre, je ris et je pleurai. J'étais son ami, mais elle n'éprouvait aucun désir pour moi et rien ne laissait penser qu'elle en éprouverait. J'ai parcouru cette lettre en tout sens. Combien de fois, ai-je voulu voir dans sa déclaration d'amitié un amour qui n'osait pas se dire par respect pour l'ancien amour. Mais la raison, la rigueur d'interprétation me reconduisait à cette dure vérité : elle ne m'aimait pas.

J'étais de nouveau seul face à mon désir.

J'ai encore pleuré. Je tombais à terre, étendu de tout mon long, prostré, les larmes glissaient, j'appelais Dieu à l'aide.

De nouveau, je me rendis chez mon ami. Je lui décris le pitoyable de ma situation. Il me raconta comment une femme avait surgi alors qu'il se préparait au sacerdoce. Ils s'étaient aimés. Mais Dieu les avait conduit à s'aimer par delà la chair, leur avait indiqué à chacun un chemin distinct. Où trouvai-je assez de calme et de retenue pour ne pas pleurer devant lui ? Peut-être parce que je n'avais aucune complaisance dans la douleur. J'espérais, j'attendais qu'elle disparaisse en m'abandonnant entre les mains de Dieu. C'est là que je compris l'étrange opportunité que m'offrait mon amour malheureux : moi qui avais cherché en vain cet abandon par tant de moyens, ne parvenant jamais à éluder ma volonté, cet événement me laissait sans volonté, blessée qu'elle était en sa racine, entre les mains de Dieu.

Aveuglé par mon désir, j'avais cherché les traces du passage de Sylvia dans ma demeure. Et au détour de ce désir blessé, car insatisfait, jaillissait la marque de Dieu. Le désir avait érodé ma chair tant et si bien qu'il me semblait sentir affleurer mon corps spirituel. J'allais le coeur à l'air... un lourd fardeau sur le dos que Dieu m'aidait à porter.

J'ai connu les intermittences du coeur. Surtout lorsque un souvenir ou une nouvelle de Sylvia paraissaient dans toute leur fraîcheur. J'espérai encore. En même temps, j'avais peur : n'était-il pas trop tard ? N'avait-elle pas déjà rencontré l'homme de sa vie ? Pouvait-elle comprendre mon attitude étrange faite d'audaces et de retraits, et même de silence ? Ne demeurait-elle pas étrangère à ma quête spirituelle ?

D'ailleurs, j'utilisais ce dernier point comme levier pour séparer elle et mon désir. Si jamais j'épousais une femme, si accomplir la volonté de Dieu consistait pour moi à épouser une femme, celle-ci serait capable d'entendre et voir de soutenir ma quête. Ce serait une femme éprise de Dieu. Une femme que j'encouragerais et qui m'encouragerait dans la foi. Non, il ne s'agissait pas de Sylvia.

Pourtant aux accalmies durant lesquelles le désir semblait s'être retiré succédait cet effroyable retour de flamme. Sylvia me paraissait la compagne idéale. Je ne voyais pas ce qui nous séparait : j'alléguais sa droiture morale, son abnégation, sa douceur. Bien entendu, l'aura de son corps, de son visage me broyait sourdement.

Alors que le désir me déchirait fibre par fibre en un instant pourtant comme une feuille de papier, je m'enracinais davantage dans la prière. Je pratiquais avec plus de constance l'oraison. Par ailleurs, j'écrivais beaucoup.

Un matin, je me réveillai, j'eus le sentiment que mon désir était comme exténué. Surpris, je le cherchai en moi. En vain.

Ma prière pendant plusieurs jours m'absorba. Dieu était là. Je voulais faire un bout de chemin avec lui... La douleur due à mon désir et mon désir lui-même avait disparu, toute volonté propre aussi. Ne demeurait que ma disposition à la volonté de Dieu : « Ta volonté, seulement ta volonté... ». Seul importait sa volonté, son désir de me voir heureux, autrement dit mon chemin de vie et de croissance, mon désir le plus profond ... Et je sus...

Moi qui venais de lutter contre mon désir, de subir sa blessure, j'étais sûr que Dieu m'intimait de quitter ma retraite, de le suivre dans le monde, pour y rencontrer une compagne et témoigner de lui, annoncer sa parole grâce à l'écriture.

Où Dieu me menait-il ? Ma vie avait-elle un sens ? Mais si c'était là sa volonté.

Je vérifiai mon intuition dans la prière et auprès de mon conseiller spirituel. Je m'étonnai encore : Où me conduisait Dieu ? Il s'agissait d'être disponible et surtout de vivre et de croître ...

Mon désir de Sylvia n'était pas mort. Il suffisait d'un peu de remue-ménage, de l'agitation nécessaire … un petit courant d'air pour le brandon s'embrase et ne me brûle. Mais j'avais confiance en Dieu. Il saurait éteindre ce désir. Si c'était sa volonté, bientôt viendrait celle qui marcherait à mes côtés...

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